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Racine carrée du verbe être

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad – à La Colline/Théâtre National – Dernières représentations.

C’est un bien joli titre qui nous mène dans la mathématique de Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène et directeur de La Colline, autrement dit racine de Mouawad égale Mouawad, comme la racine carrée permet d’obtenir le nombre de départ. Ainsi va la quadrature du cercle. Car c’est de lui que parle l’auteur, lui du Liban exilé en France puis au Québec avec sa famille, en 1978 quand il avait neuf ans, pour de longues années, en raison de la guerre civile qui y avait sévi de 1975 à 1990, soutenue par les forces antagonistes des États proches comme la Syrie et Israël ; un pays de six millions et demi d’habitants où se mêlent le politique, le religieux et le quasi-mafieux.

© Simon Gosselin

D’une durée de six heures trente, la Geste Mouawadienne est à voir en deux épisodes ou d’une seule traite, selon les jours, elle conte son épopée familiale avec pour toile de fond les explosions du Port de Beyrouth, en 2020 pour lesquelles les différentes autorités se renvoient la balle quant aux origines. Plusieurs doubles, incarnations du personnage nommé Talyani Waqar Malik nous permettent de l’accompagner dans ce dédale de la vie où l’on peut se trouver au même moment dans cinq lieux différents, où les vies se superposent.

Au début Wajdi le jeune est assis face à Wajdi le vieux, le sage et il apprend de lui. Il est prié par son père de filer acheter au plus vite un billet d’avion pour toute la famille pour Paris ou Rome, le premier vol possible, afin de fuir le pays en proie à la violence de la guerre. Et tous se retrouvent à Paris avant de poursuivre leur route pour Montréal. Là s’enclenche le compteur des et si… Là où le hasard mène la danse, là où on aurait pu être un autre et où finalement plus rien n’a vraiment d’importance. Il y a, derrière le foisonnement de l’écriture en désordre et parfois en cliché un questionnement sur l’identité plurielle et les lignées familiales, sur celui que j’aurais été dans un autre contexte et ce que l’exil peut apporter.

Chauffeur de taxi à Paris, le premier Talyani Waqar Malik charge un voyageur à Roissy ; seconde identité, second Talyani Waqar Malik, un neurochirurgien participe à un débat plus que houleux sur les neurosciences en Italie, autour du rapport au réel, de la réalité et de la fiction, son attitude est odieuse, particulièrement avec les femmes ; le troisième est artiste plasticien au Québec, provocateur à outrance dont on lacère les toiles ; le quatrième est condamné à mort aux États-Unis et attend l’exécution de sa sentence à la prison fédérale, un jeune cinéaste autorisé à le filmer oublie de charger sa caméra et tente de le convaincre de demander sa grâce ; ce prisonnier est en fait l’assassin des parents adoptifs du réalisateur, et cela met en jeu la possibilité du pardon. Le cinquième est face à son magasin de jeans dont il ne reste rien après les explosions de Beyrouth.

© Simon Gosselin

Toutes ces histoires se mêlent à la chronique familiale, ouvrant le thème sur l’universel. Des militants écologistes se font arrêter. Il est question de discours aux arbres, de la Naissance de Vénus de Botticelli. On assiste aux règlements de compte intrafamiliaux avant la mort du père et à la transmission de ses affaires. On voudrait qu’il « dise enfin les mots qu’il n’a jamais dits » et qu’il accepte la présence du compagnon qu’on n’a jamais osé lui présenter. Pour l’enterrement on invite les cousins. Il y a l’incompréhension entre frères et sœurs, l’eau bénite hypocrite et jusqu’à l’inceste. Le cours de Hanane au final devient une remarquable démonstration sur Einstein et la relativité restreinte. On flotte alors entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, sur l’être humain paradoxal, sur la racine carrée et le big band, sur la ligne du temps, sur la diagonale et l’hypoténuse.

Et l’on est bien essoufflés quand Wajdi le jeune se trouve à nouveau face à Wajdi le vieux, le sage, à la fin du spectacle après les hauts et les bas du récit, même si les acteurs aux multiples rôles sont passés de l’un à l’autre avec fluidité et précision et si la scénographie a permis de voler d’un lieu à l’autre. Racine carrée du verbe être est une algèbre où l’auteur démultiplié veut embrasser tant d’histoires et de souvenirs qu’il nous étouffe et nous perd dans ses sinuosités.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2022

Avec : Maïté Bufala*, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin*, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac-Olanié, Wajdi Mouawad, Anna Sanchez*, Merwane Tajouiti*, Richard Thériault, Raphael Weinstock / membres de la Jeune troupe de La Colline – enfants en alternance :  Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh – avec les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido et Valérie Nègre. Assistanat mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre – dramaturgie Stéphanie Jasmin – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Éric Champoux – conception vidéo Stéphane Pougnand – dessins Wajdi Mouawad et Jérémy Secco – musique originale Paweł Mykietyn – conception sonore Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse – costumes Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – couture Anne-Emmanuelle Pradier – interprète polonais Maciej Krysz – suivi du texte et accompagnement des enfants Achille di Zazzo – répétiteur français Barney Cohen – professeur de trompette Roman Didier – avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk – construction du décor par l’atelier de La Colline.

Du 21 au 30 décembre 2022, intégrales à 17h30 – La Colline/Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. 01 44 62 52 52.

Fauves

© Alain Willaume

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre National.

Comme les rushs d’un film avant montage, les images fragmentées d’un feuilleton se construisent et se déconstruisent, au cours d’une première scène d’une grande violence. Dans une alcôve, une jolie blonde entre désir, haine et sexualité essaie de retenir son amant, un grand et beau black avant de le tuer à coups de couteau. Cette scène, qui va se répéter en se décalant légèrement, relève du montage d’un film que réalise Hippolyte Dombre (Jérôme Kircher).

La cinquantaine et père de deux adolescents – Lazare, astronaute confirmé, au Kazakhstan (Yuriy Zavalnyouk) et Vive, à la recherche de sa liberté et oeuvrant dans une ONG en Syrie (Jade Fortineau) – le réalisateur vient d’enterrer sa mère, Leviah, originaire du Maroc, morte accidentellement. Il doit faire face à une surprenante réalité, transmise par le notaire chargé de régler ses affaires posthumes. Il apprend que son père biologique n’est pas celui qui l’a élevé, et que l’homme vit au Québec. Sa mère n’avait pas divorcé d’avec lui bien qu’elle se soit remariée en France. Il décide de partir à la recherche de ses origines et à la rencontre d’Isaac, ce père inconnu (Gilles Renaud), au Québec. Il entre petit à petit dans son histoire familiale, fouillant dans la généalogie transgénérationnelle soigneusement oubliée, ou cachée par sa mère. Il découvre qu’il a un demi-frère, Edouard, (Hughes Frenette) que les deux mères (la sienne, interprétée par Norah Krief et celle d’Edouard, interprétée par Lubna Azabal) avaient échangé un pacte, resté secret, qu’Isaac a une troisième femme, jeune et enceinte, qu’il ne connaitra pas puisqu’elle se donne la mort au même moment. Sous le choc et au bout du cauchemar qu’apportent ces découvertes, Hippolyte Dombre tombe au fond du labyrinthe et sombre dans la folie, lors de son vol retour pour Paris. Les fils de la narration se brouillent dans une succession d’histoires sombres, et le jeu de la déconstruction de cette saga familiale autocentrée, s’étire dans le temps – temps théâtral et temps réel, le spectacle dure quatre heures.

Dans Fauves s’entremêle le présent et le passé selon les règles du polar, la technique du flash-back et de l’ellipse chère à Wajdi Mouawad. Comme dans les quatre pièces qui forment Le Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, l’auteur questionne la famille et ses non-dits, les racines, la violence, les cultures. Il nous fait ici voyager entre Europe, Amérique et Kazakhstan, « Pour égorger les fantômes rien de mieux que le silence » reconnaît-il. La scénographie d’Emmanuel Clolus est astucieuse elle permet de construire chaque tableau avec des praticables mobiles et de la transparence dont le metteur en scène use et abuse, mais dont les effets sont efficaces pour servir son propos fragmenté – de l’étude du notaire à l’aéroport, d’une maison de retraite à une station spatiale, de la rue québécoise à une ONG syrienne -. On retrouve à travers ces espaces la gamme déclinée des sentiments dont les protagonistes sont habités, à travers le dévoilement de l’inceste, du viol, de bébés échangés et le background des meurtre, suicide, trahison et pulsions. On est, comme souvent chez Wajdi Mouawad, dans le rappel biographique. Sa famille s’était vue contrainte de s’exiler au Québec en raison de la guerre civile au Liban, son pays. En cela, destin individuel et destin collectif se recoupent.

Le fil narratif du spectacle se tisse par Jérôme Kircher, juste interprète du réalisateur Hippolyte Dombre qui assure le lien entre les histoires éclatées et les géographies. « C’est ce putain de silence et tous les mots pas formulés Je t’aime Pardon Merci qui vous restent en travers de la gorge. On se disait, on les dira demain… C’est ce deuil des mots qui est insupportable. Ceux qu’on n’aurait jamais dû dire » écrit Mouawad dont la spirale du texte nous conduit dans des galaxies intemporelles et jusqu’au cosmos final à la poursuite des étoiles avec Lazare, le fils astronaute.

Brigitte Rémer, le 29 mai 2019

Avec Ralph Amoussou, Lubna Azabal, Jade Fortineau, Hugues Frenette, Julie Julien, Reina Kakudate, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac‑Olanié, Gilles Renaud, Yuriy Zavalnyouk – assistanat à la mise en scène Valérie Nègre – dramaturgie Charlotte Farcet – conseil artistique François Ismert – scénographie Emmanuel Clolus, assisté de Sophie Leroux – musique Paweł Mykietyn – lumières Elsa Revol – costumes Emmanuelle Thomas, assistée d’Isabelle Flosi – maquillage, coiffure Cécile Kretschmar – son Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton. Le texte sera publié à l’automne 2019 aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers.

Du 9 mai au 21 juin 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h30 – La Colline-Théâtre National, 15 rue malte-Brun 75020 –  métro Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

John

© Jean-Louis Fernandez

Texte Wajdi Mouawad – mise en scène Stanislas Nordey – Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

C’est une pièce écrite en 1997, non publiée donc inconnue et qui appartient à la période où Wajdi Mouawad vivait au Québec. C’est une pièce dite de jeunesse, radicale. Un adolescent au bout du rouleau et de ses émotions a décidé de son suicide et le met en scène. John, vient montrer à ses parents qu’une fois au moins dans sa vie, il est capable de prendre une décision et de passer à l’acte. Il se pose, face à la caméra dans laquelle il vient de charger une cassette, pour régler ses comptes avec eux et dire adieu. Derrière lui, esquissée en noir et blanc sur une toile, le décor de sa chambre – lit, chaise, fenêtre – coup de crayon à la Van Gogh, sans les couleurs. Posé au sol à côté de lui, son blouson, un casque d’écoute, un cartable, seules traces qu’il laissera.

« Parler ou me taire… » dit l’adolescent face à la caméra, seul choix qu’il se donne. Et il décide de parler, avec hésitation d’abord, avec véhémence ensuite, dans un style qui se situe entre la langue des jeunes, un peu codifiée et la langue québécoise. Il sait que son témoin, la caméra et la cassette qu’il remplit de sa douleur, de ses rancœurs, peut s’effacer. Et il l’efface une première fois et en place une seconde, recommence l’enregistrement, un ton au-dessus dans le volume des reproches. Fragile, il mène son dernier combat à l’heure de sa vérité, pleure et rit, insulte, exprime, regrette, ralentit, repart de plus belle. « Je ne veux plus avoir mal… »

Pour cibles, les parents et la petite amie, comme dans la vie. « Mais faut pas vous fâcher quand j’vous dis que j’vous hais. Enveuillez-moi pas. Tout ça n’est rien que des mots que des mots qui sont là pour toute manger la place. Pour que peut-être dans tout ce flot vous puissiez entendre de quoi… De quoi qui puisse vous expliquer… Vous expliquer pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait. » Il parle du père et de la mère, parents séparés familles recomposées et déverse son fiel sur l’un comme sur l’autre. « Ce soir, je sais pourquoi je suis venu au monde : pour en repartir au plus vite… La haine a brisé mes ailes. » Il raconte sa rupture d’avec Jane, qu’il n’a pas supportée, elle a changé de cap, prenant pour prince charmant remplaçant son frère. Insupportable pour John, qui en ressort « une brique au fond du cœur… Je ne savais pas à quel point le monde est méchant… » Le seul beau souvenir évoqué qui l’exalte encore et qui l’apaise, est le mariage de sa cousine, avec, au moment d’entrer dans l’église, le Canon, de Johann Pachelbel, solennel et répétitif, qu’il réécoute en boucle.

« J’ai peur d’arrêter de parler… » dit-il, en sortant une corde de son cartable, même s’il avait pensé un temps « se foutre sous une voiture… » Il se lève et détruit la bande magnétique de la cassette. « Il n’y a plus rien autour de moi… Comment ça se fait, mon téléphone y sonne pas… jamais de messages de personne… » Puis le silence. John disparaît, pour de bon. Quelques secondes après apparaît Nelly, sa sœur-jumelle, pour un bref instant. Elle rappelle quelques beaux moments de leur enfance, histoire d’alléger le fardeau, peut-être, pour les spectateurs, car l’atmosphère est lourde et bien plombée.

Damien Gabriac est John, avec justesse et porte admirablement la pièce. La question qui se pose pourtant et qui s’adresse à l’auteur, Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre National de la Colline, comme au metteur en scène, Stanislas Nordey, directeur du Théâtre National de Strasbourg : tout journal de jeunesse est-il à mettre sur la table, celui-ci est si sombre… ? Tout ado pense-t-il au suicide ? Si oui, acte héroïque, ou inconscient, ou irresponsable ? Si non, pourquoi lui en donner l’idée ou le mode d’emploi ?  A trop se pencher au-dessus de l’eau claire et transparente, le risque peut être grand de tomber dedans.

 Brigitte Rémer, le 22 avril 2019

Avec Damien Gabriac, Julie Moreau. Scénographie Emmanuel Clolus – lumière Philippe Berthomé – régie générale Quentin Maudet – régie son Nicolas Favière – régie lumière Clément Recher – régie plateau Léa Coquet Vaslet – habillage Dominique Rocher – Le spectacle a été créé le 25 janvier 2019 à La Nef/Fabrique des Cultures Actuelles, à Saint-Dié-des-Vosges.

Du 8 au 19 avril 2019, Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, 1 place Pierre Gosnat. 94200 Ivry-sur-Seine – métro Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com

 

Notre Innocence

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad à la Colline-Théâtre National.

Dix-huit acteurs âgés de vingt-trois à trente ans et venant de part et d’autre de l’Atlantique prennent à bras-le-corps leur destin. Leur rencontre avec le metteur en scène, Wajdi Mouawad, est née d’un atelier proposé deux ans plus tôt aux élèves de troisième année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Après la présentation publique qu’ils avaient fait de cet atelier, intitulé Défenestration, l’une des leurs était morte, les laissant au bord du vide. 2015, marquait aussi le temps des attentats et inscrivait le traumatisme collectif dans la vie de chacun.

A partir de ces marquages, se construit le spectacle Notre Innocence qui croise le vécu et la fiction et se rejoue le scénario de l’absence et de la mort. Leurs fragilités et leurs espérances deviennent saillantes. Un groupe d’amis doit faire face à la mort de Victoire, tombée par la fenêtre et ils ne peuvent y croire. Une question les taraude, était-ce un accident ou était-ce un suicide ? Chacun tente d’y répondre et réinvente son parcours avec elle, exacerbant son questionnement et évoquant l’absurdité et la souffrance de devoir annoncer à sa petite fille de neuf ans, Alabama, la perte de sa mère. Ils transgressent leurs secrets en révélant leurs propres peurs. Wajdi Mouawad avait publié Victoires en 2017, il le retranscrit dans Notre Innocence et construit son propos en quatre chapitres : Viande, Chair, Corps, Esprit.

Le spectacle ne laisse aucun répit au spectateur. Il débute par le récit de l’une d’elle, dense et magnifiquement porté, sur la réalité des faits, la mort de leur collègue, apprentie actrice. Suit un chœur, d’une violence extrême, Chœur de viande où les dix-huit acteurs prennent à partie l’assemblée et la montre du doigt. La référence est claire quelques cinquante ans après 68 : « C’était vous, ces jeunes-là, non ? Ce mois de mai-là, mois mythique, sacré entre tous, avec lequel vous n’avez de cesse de nous écraser puisque vous, vous l’avez faite la Révolution, vous, vous aviez le sens du partage, de la camaraderie, n’étiez pas scotché à des portables, comme nous qui le sommes, qui n’aviez pas internet et toute cette rhétorique à vomir faite pour nous humilier… » Quel monde nous laissez-vous questionnent-ils, assénant d’une manière lancinante leur difficulté de vivre, d’être et de communiquer, dans un monde qui leur semble loin de leurs aspirations. « Que croyez-vous que nous disions quand nous parlons de vous ? » Ils ne lâchent pas, on en sort littéralement KO.

Après les deux phases de ce long Prologue, tous quittent jeans et tee-shirt et préparent leur entrée en scène par le médium du théâtre. L’alignement des dix-huit chaises en fond de scène est impressionnant, placées devant un praticable qui très lentement donne une mobilité au plateau, construisant la scénographie en même temps que le scénario. Ce pourrait être comme une veillée funèbre, l’absence, la mort et la sidération de la mort sont au cœur du sujet, c’est une célébration de la vie, par l’énergie du plateau et la quête abrupte des acteurs en mouvement. Contradictions et empoignades, provocations et non-dits fusent et pèsent.

Esprit, la dernière partie est troublante. Elle met en jeu l’enfant imaginée, Alabama, sa chambre, l’appel de la mère, la recherche, et quatre rencontres : un homme derrière une porte sépulcrale, sorte de fin du monde, une femme de ménage nettoyant une tâche de sang, l’autopsie de Victoire qui contredit tout ce que ses amis pensaient d’elle, Raoul l’ami imaginaire. A chacun des personnages Alabama demande qu’on l’accompagne et elle obtient le même refus, comme si le chemin initiatique ne pouvait être qu’un chemin de solitude. On la retrouve seule, assise au centre de la lignée de chaises, telle une jeune déesse, et tel un bateau-ivre ayant hissé les voiles et traversé de l’autre côté du miroir. Tout devient confus, sa présence, la vérité, l’absence, la vie. « On ment pour préserver les ruines de notre innocence » dit le texte. Wajdi Mouawad mène sa tribu d’acteurs, d’innocence à expérience et de culpabilité à connaissance. C’est un puissant travail collectif qu’il réalise, posant la question de l’héritage et du théâtre.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2018

Avec : Emmanuel Besnault, Maxence Bod, Mohamed Bouadla, Sarah Brannens, Théodora Breux, Hayet Darwich, Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac‑Olanié, Etienne Lou, Hatice Özer, Lisa Perrio, Simon Rembado, Charles Segard‑Noirclère, Paul Toucang, Mounia Zahzam, Yuriy Zavalnyouk, et en alternance, Inès Combier, Céleste Segard Aimée Mouawad – Assistanat à la mise en scène Vanessa Bonnet – musique originale Pascal Sangla – scénographie Clémentine Dercq – lumières Gilles Thomain – costumes Isabelle Flosi – son Émile Bernard, Sylvère Caton – vidéo Julien Nesme – régie Laurie Barrère – Le spectacle Notre innocence est inspiré du texte Victoires, paru en janvier 2017 aux éditions Leméac/ Actes Sud-Papiers.

14 Mars au 12 Avril 2018 à la Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

Seuls

© Thibaut Baron

© Thibaut Baron

Texte, mise en scène et jeu Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre national.

L’univers de Wajdi Mouawad mène aux confins du monde, de soi et de l’écriture. L’auteur, acteur et metteur en scène se présente au public du Théâtre de la Colline dont il est le nouveau directeur dans ce solo qu’il interprète. Il se dévoile. Seuls est un spectacle très personnel créé en 2008, qui travaille sur la narration et les arts visuels – audiovisuel et peinture – et se situe entre la fiction et l’autobiographie.

Après Littoral, Incendies, et Forêts, cherchant « une manière d’écrire différente », Wajdi Mouawad s’est lancé dans un cycle qu’il intitule Domestique. Seuls en ouvre la voie, parlant du Fils. Il sera suivi d’un autre solo – Sœurs – d’un duo – Frères – et plus tard, de Père et Mère. Sous couvert de relations interpersonnelles du fils au père, Mouawad tisse sa toile jusqu’à perdre le spectateur. Il superpose les géographies et les univers, le sien propre, celui de Robert Lepage, figure théâtrale sur la scène canadienne et internationale dont on connait les créations depuis les années quatre-vingts, révélateur pour lui de son envie de théâtre ; son pays d’enfance, le Liban ; ses utopies artistiques l’écriture, le théâtre et la peinture.

Le spectacle met en scène un étudiant montréalais d’une trentaine d’année sur le point de finir sa thèse de sociologie, sur le thème de L’espace identitaire dans les solos de Robert Lepage. Nous sommes dans sa chambre, il cherche sa conclusion, le fil du téléphone comme un cordon ombilical le relie au monde – à son directeur de thèse, à sa famille – et ses conversations nous renseignent. « Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole. Cette soutenance est pour moi un moment important. » A partir de ce fil conducteur, simple en apparence, s’ouvrent des béances.

Wajdi Mouawad a passé son enfance au Liban, son adolescence en France et il a vécu au Québec : « Je m’appelle Harwan, mais ça n’a aucune importance et je pourrais bien m’appeler n’importe comment, comme n’importe qui. C’est comme ça. Ce n’est rien. » Il dessine les relations entre maître et élève, prétexte pour évoquer la complexité du lien père-fils : « A chaque fois, tu me rappelles que je n’ai pas vécu la guerre. Si je pose un geste, ce n’est pas le geste que tu aurais posé. Si je lève un bras j’aurais dû le garder baissé, si je pars, je dois rester, si je reste, je dois partir ! Je dis juste qu’il est difficile de poser un geste qui soit précisément à moi, tu vois ? Qu’est-ce qui est à moi ? »

Hanté par la toile de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue, Mouawad passe de la narration à la performance, de l’espace théâtral à celui de la matière – de la peinture – et renvoie aux signes du tableau. L’exil est présent dans son écriture, la langue est précise et puissante sous couvert des mots du quotidien. Il mêle l’intime, le familial, la recherche, l’esthétique et l’artistique et sait inverser le cours des choses, emmenant le spectateur de surprises en interrogations quand tout vacille et bascule. La puissance dramatique de la seconde partie mène jusqu’à l’exil de soi et au travail de la mémoire, la parabole de Rembrandt pour toile de fond. Seuls est un spectacle qui invite à la réflexion et plonge au cœur des racines familiales et de la quête de soi, c’est simple et complexe à la fois, comme la vie.

Brigitte Rémer, 15 octobre 2016

Dramaturgie, écriture de thèse Charlotte Farcet – conseiller artistique François Ismert – assistante à la mise en scène Irène Afker – scénographie Emmanuel Clolus – éclairage Éric Champoux – costumes Isabelle Larivière – réalisation sonore Michel Maurer – musique originale Michael Jon Fink – réalisation vidéo Dominique Daviet. Les voix : Layla Nayla Mouawad – Professeur Rusenski Michel Maurer – La libraire Isabelle Larivière – Robert Lepage Robert Lepage – Le Père Abdo Mouawad – Le Médecin Éric Champoux. Musiques additionnelles Al Gondol Mohamed Abd-Em-Wahab Habaytak Fayrouz Una furtiva lacrima de Donizetti par Caruso – Texte additionnel Le Retour du fils prodigue, Luc 15-21 est tiré de la traduction de la Bible de Jérusalem. Seuls chemin, texte et peintures a été édité aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers en novembre 2008.

Du 23 septembre au 9 octobre 2016, La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Site : www.colline.fr Tél. : 01 44 62 52 52 – Tournée 2016/2017 : Festival théâtral du Val d’Oise Le Figuier Blanc, Argenteuil le 5 novembre – Théâtre des Salins Scène nationale, Martigues, les 9 et 10 novembre – The Wilma Theater, Philadelphie du 29 novembre au 11 décembre – Sortie Ouest, Béziers du 17 au 19 janvier 2017 – Le Manège, Mons les 28 et 29 mars – Le Maillon Scène nationale de Strasbourg du 27 au 29 avril – Théâtre national Populaire Centre dramatique national, Villeurbanne du 10 au 13 mai, puis les 20 et 21 mai 2017.

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).